Lagarce: '"je ne peux pas m'empêcher de considérer ce qui a eu lieu sur scène comme ayant déjà eu lieu, comme étant répété, comme ayant déjà été entendu"'
François Berreur (metteur en scène de JLFDM): '"les petites histoires des hommes sont aussi nos grandes histoires à tous"'
Hélène Kuntz: '"Les pièces de Lagarce sont le théâtre des hésitations de la parole, des non-dits, des accidents et des failles dulangage"'
Raskine: '"Toutes les familles sont des volcans. Les noyaux familiaux les plus harmonieux et les plus soudés traversent des épreuves, des crispations, des douleurs, des silences, des non-dits, des secrets, des tensions, des conflits, des drames"'
Éléments pour l’introduction
écriture fondée sur une esthétique du ressassement et son oeuvre est souvent comparé à un palimpseste - motif, variation autour d’un thème traditionnel
Dramaturgie lagarcienne - le langage
Crises
La crise est, par essence, spectaculaire et il n’est pas étonnant qu’elle soit un matériau prisé des dramaturges depuis l'Antiquité. Puisqu’elle est rupture d’un équilibre, la crise recèle un potentielscéniquefort - la violence des émotions + transformation et un fort enjeu dramatique
Les tensions entre « crise personnelle » et « crise familiale » peuvent tenir à un éventuel décalage entre un sentiment d’appartenance à un ensemble (la famille) et l’envie d’acquérir une identité propre, de s’affirmer : l’affirmation de soi et la quête d’identité
Hypotexte = le théâtre apparaît comme le lieu privilégié de l’expression de la violencedesfamilles (que ce soit de manière tragique ou comique) par exemple de nombreuses “tragédies dusang” du théâtre antique comme l’Agamemnond’Eschyle, l’Electred’Euripide ou de Sophocle; les références mythiques (biblique) qu’il reprend et déplace par exemple le retour du fils prodigue ou bien la thématique des frèresennemis comme Abel et Caïn
Portée universelle par les personnages “comme tout le monde”, fragiles et désarmés face aux sentiments humains et à la mort
Voulu par Lagarce - “C’est une pièce sur la famille, le corps et sur l’enfance. GLUPS” dans son journal avec humour
Pas de prénom au personnage de la mère
Mêlent l’intime et l’universel par les phrases au présent de vérité générale
Suzanne (I,3) « il y a des gens qui passent toute leur existence là où ils sont nés »
Antoine (I, 11) « les gens qui ne disent jamais rien, on croît juste qu’il veulent entendre »
Le langage est vu comme une arme
La violenceverbale qui bloquent la prise de parole “ta gueule Suzanne”
Menaces “tu me touches je te tue”
Les reproches explicites comme Antoine (II,3) “lorsque tu nous quitteras encore, que tu me laisseras”
“D’une pierre deux coups” interprété comme une agression
Des tensionssociales liées au langage
Louis a un « don », une « qualité » et est ainsi un « homme habile » d’après Suzanne (I,3)
le langage est une qualité « pour les autres » puisqu’il les « jugespasdignes »
au contraire le reste de la famille se sent obligé de constamment se rectifier (épanorthose)
Des tensions sociales liées au travail
Louis à un « métier » tandis que Antoine à un « travail » - intellectuel vs. manuel / plaisir vs. nécessité
Antoine travaille dans une « petiteusined’outillage » fait des « petitesopérations » et vit dans une « petitemaison, pavillon »
Il dit à Louis « Tout n’est pas exceptionnel dans ta vie, dans ta petite vie, c’est une petite vie aussi, je ne dois pas avoir peur de ça » (I, 11)
Des tensions sociales liées à l’espace
La famille ne voyagejamais et est restée dans les alentours alors que Louis voyage
En particulier, Suzanne (I, 3) «j’habite toujours avec elle» et Louis (I, 11) « vous semblez toujours vouloir croire que j’habite à des milliers, centaines, milliers de kilomètres. »
Des tensions sociales liées aux objets
Suzanne (I, 3) « Toutes ces choses m’appartiennent »
Le père(I, 4) « c’était une voiture, il avait travaillé et elle était à lui, c’était la sienne, il n’en était pas peu fier. »
Au contraire le seul objet avec lequel Louis est associé est des journaux et il n’a même pas de voiture
Importance de la parole - dramaturgie lagarcienne
plus de 200x le verbe « dire » et 100x les verbes « parler », « raconter », « répondre »
les récits substituent l’action jusqu'à l’épilogue où il met un terme à l’histoire
La difficulté de communiquer, la tragédie du langage incapable de dire
paradoxalement, 1/4 des phrases contenant le mot « dire » sont à la forme négative, avec notamment l’adverbe négatif « rien »
l’intermède est un chassé croisé chorégraphique révélant l’impossibilité d’être tous ensemble dans un même lieu et de bien s’entendre
les monologues sont ainsi les seuls moments où Louis peut-être lui même
Les silences, la dramaturgie de l'ellipse
Les ellipses et les topos du « secret defamille » comme Antoine à Louis « Ne commence pas. -Quoi?- Tu sais »
Les non-dits sont le seul choix possible - personne n’est en position d’écouter Louis.
Révèle la solitude irréductible de l’être humain “Si tu avais mal, tu ne le dirais pas”
Puissance de la parole
Révèle les crises internes par les monologues
Antoine prends conscience de certains mécanisme en parlant comme Louis se laissant battre “j’y pense à l’instant”
Un conflit entre réalité et illusion
Si l’on ne peut pas communiquer alors on triche, on joue un rôle
Louis laisse voir une certaine image de lui « c’était tellement faux, je faisais juste mine de » et « comme si tu voulais, de cette manière,toujours paraître être en vacances »
le seul moyen de s’en sortir? la mère encourage « à leur tour enfin des tricheurs à part entière »
« me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être »
Le refuge/la fuite dans l’imagination
Mère (I,8) « toujours elle imagine et ne sait rien de la réalité » - Suzanne (I,1) « Comme ça que je l’imagine »
De même pour Louis, retour rêvé, fantasmé ? La mise en scène de FrançoisBerreur, par son choix de décor « permet d'accentuer la dimension rêvée de la pièce.Cette visite à la famille, Louis l'a rêvée, il la met en scène et nous la donne à voir à nous, le public »
L’échec de l’intrigue principale
L'aveu annoncé dans le prologue, le sujet principal de la pièce « dire ma mort prochaine » ne se fera pas
Pas de réelle progression dramatique, pas de dénouement à proprement parler : dès la scène 1 de la partie II, Louis annonce qu'il n'a pas parlé, ce qui est confirmé à l'épilogue avec ce cri qui n'est pas poussé
On peut aussi analyser le titre de la pièce: « la fin du monde » annonce une catastrophe, aussitôt nuancée par l'adverbe « juste », comme pur annuler, annihiler l'effet spectaculaire et dramatique de la pièce
Sur le plan chronologique et de l'intrigue : pièce qui donne l'impression de ne pas avancer, Vinaver appelle cela une « pièce-paysage » (à l'inverse: une « pièce-machine » repose sur des rebondissements, des surprises, des actions qui s'enchaînent)
Une structure décousue= une esthétique du disjoint
Lagarce lui-même l'écrit dans son journal « une sorte de succession de textes » « une série de monologues mis bout à bout »; les scènes s'enchaînent sans causalité, lienlogique ni temporel.
On passe sans lien des dialogues, à des monologues et des quasi-monologues (sc 3,6,8 ;11, 3) qui interrompent le déroulement de l'action principal
L'intermède semble laisser l'action en suspens. 9 scènes très courtes qui semblent en décalage avec ce qui précède
Une dramaturgie rétrospective
prologue « retourner les voir/revenir sur mes pas/aller sur mes traces »
En fait, l'action principale = un bilan de vie, donc forcément cela n'implique pas une action éclatante
Le tps sur scène est envahi par un mouvement narratif et rétrospectif, une remémoration du passé qui freine l'événement et empêche l'action
Une temporalité floue
Un temps subjectif, que chacun vit intimement - didascalie initiale « un dimanche ou bien une année entière »
volonté d'étirer le temps, de retarder les événements : Suzanne surtout (alors qu'Antoine, lui, veut accélérer le départ de Louis en proposant de la raccompagner)
prologue « plus tard l'année d'après, j'allais mourir » et épilogue « après, je meurs quelques mois plus tard. Une année tout au plus » (Louis parle en étant mort ?)
Identité et rôle des personnages fixés
de manière tragique et immuable, souvent attribuée par les autres
les très nombreuses occurrences des adverbes « jamais » et « toujours »
Suzanne (I, 1) « il ne change pas » (x3), tu ne changes pas »
Antoine « vous dites que je suis brutal, mais je ne le suis pas et ne l'ai jamais été »
importance de la transmission (les noms)
Louis a voulu rompre avec cette transmission en étant différent - la mère (I,8) « ce n'est pas nous qui t'avons appris cette façon si habile et détestable d'être paisible en toutes circonstances»
Immobilités des habitudes et la sédentarité
par exemple, l’habitude/la tradition des dimanches « toujours et systématique » « comme un rite »
la pièce, ainsi que leurs vies se passe toujours au même endroit « dans la maison de la mère et de Suzanne » d’après la didascalie initiale
Les désirs contradictoires face au changement
A aimerait que le regard sur lui change car injuste « ça va encore être de ma faute ce ne peut pas toujours être comme ça »
mais le changement est soit impossible, soit mal vu - A (II, 2)« tout est réglé mais elle veut à nouveau tout changer»
tiraillé entre ce que l'on veut faire, et ce qu’on fait : verbe « vouloir », souvent au conditionnel « voudrait »
8 « Antoine voudrait plus de liberté (...) il voudrait pouvoir vivre autrement » « Suzanne voudrait partir, aller loin et vivre une autre vie(...) dans un autre monde »
Crise familiale, absence de liberté à cause des uns et des autres
Antoine (II,3) « lorsque tu es parti, lorsque tu nous as quitté, lorsque tu nous abandonnas (...)je dus « rester là, comme un benêt, à t'attendre »
La vie de famille est racontée du point de vue du rapport de force, du jeu d’alliance par le champ lexical qui parcourt l’œuvre : celui de la faute, des reproches, de l’accusation « je devais me défendre, on ne peut pas m’accuser » « être deux contre celui-là » « faire front contre moi » (11) et une opposition entre « je » et « vous », le clan familial
La puissance de la résignation
Suzanne (I,3) « peut-être que ma vie sera toujours ainsi » « c'est peut-étre mon sort, ce mot-là, ma destinée, cette vie »
Catherine (I,2) « après un certain âge, sauf exception, on abandonne, on renonce»
La mère, elle, n'aime pas le changement vu le plaisir qu'elle prend à raconter le passé
les actions semblent déjà décidées - Mère (I, 8) « je sais comment cela se passera et s'est toujours passé »
L’immobilité du langage
le langage est marqué par les retours; impression de tourner en rond, de cercle
Retour des phrases sur elles-mêmes, stagnation, reformulation, aphérèses, répétitions, épanorthoses, Ou logorrhées qui semblent engluer l'action
Les crises
Rupture d'un équilibre, la crise recèle un potentiel scénique fort: comment rendre compte de la violence des émotions sur scène ?
Les crises explosives : par les mots, les gestes, les actions sur scène - pleurs, insulte, scène 9, brasd'honneur, menace II,2 (« tu me touches, je te tue )
Les conflits, suggérés et non montrés ouvertement, sont moins spectaculaires mais pas moins forts ni émouvants : la crise entre les frères est ancienne : (4 et 11) les bagarres entre frères remontent à l’enfance
La transformation du personnage ainsi que son rapport aux autres
Étape au sein d'une vie (« crise d'adolescence, de la quarantaine »), la crise marque une transformation du personnage ainsi que de son rapport aux autres. Cela se voit dans les alliances, la répartition de la parole (qui parle le plus? qui pose des questions?)
L’affirmation de soi et la quête d’identité
Les tensions entre « crise personnelle » et « crise familiale » peuvent tenir à un éventuel hiatus (= décalage) entre un sentiment d'appartenance à un ensemble (la famille) et l'envie d'acquérir une identitépropre. L'affirmation de soi et la quête d'identité sont donc liées au thème de la crise. La famille aime, sécurise mais parfois étouffé
Ancrée dans une temporalité, elle distingue un avant d'un après. Elle comporte donc au théâtre un fort enjeu dramatique (au sens de « qui fait avancer l'action »), parfois un coup de théâtre
La crise diluée
Le huis clos renforce l'immobilité et montre que tout se passe au niveau de l'intime
Intermède, sc 4, S: « Rien de bien tragique non plus, pas de drames, des trahisons »
Un tragique du quotidien, des micro crises ou d'une crise existentielle qui parle à chacun, là où on ne s'y attendait pas forcément: complexe d'infériorité, social, rôles, et pas forcément spectaculaires mais se situe dans les détails des mots, ou le décor
cri retenu à la toute fin de la pièce + le rôle des silences ou des paroles qui ne libèrent pas (ex: S sc 3 finit par « tout va bien » ce qui est faux.)
Influence sur le spectateur
la crise a une influence aussi sur le spectateur, lui aussi amené - de façon cathartique- à s'interroger sur ce qui le relie à ces autres
Dimension poétique et charge émotionnelle forte dans les mots + les monologues de Louis (le prologue, la scène 10...)
Novembre 1983, Lagarce assiste au spectace Par les villages de Peter Handke « je suis sorti de là broyé, rompu (...)mon incapacité à parler de et à mon frère et ma soeur.Le pouvoir des mots (...c'est entré dans mon esprit et ça va y faire son chemin. » Effet miroir, identification
Démesure tragique dans la lutte intérieure et vaine pour changer les choses
Le tragique implique aussi la démesure = l'hybris
forme de fatalitétragique et existentielle, liés au choix, à la liberté : a-t-on le choix ? à petite échelle : Suzanne aimerait repousser le départ de Louis, changer le cours des choses et propose des solutions « mieux encore » « mieux encore ...»
Crise
Conflit intérieur et existentiel entre la fatalité et le désir démesuré de lutter contre le destin
Fatalité
Désir démesuré (Thybris) de lutter contre le destin, la mort
Personnage: '« courir devant la Mort/prétendre la semer/qu'elle ne puisse jamais m'atteindre ou qu'elle ne sache jamais où me trouver »'